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«Ce
fut une nuit de grâce. Comme si Dieu avait béni quelque chose. Tant de gens
réunis, au début presque recueillis et à la fin s'en allant en silence. Cela
ne pouvait être anodin! Ce fut une nuit différente de toutes les autres, un
moment unique...» Au lendemain de l'événement, Fayruz, la divine, s'est
enfermée dans sa petite maison du pays chrétien. «Tous ces sentiments mêlés:
le souvenir de la perte de personnes chères, de la guerre. Tout ce que j'ai
ressenti au cours de ce concert n'a pas encore décanté», dit-elle, comme
dépassée par ces retrouvailles qu'elle avait désirées et auxquelles les
Libanais ont répondu au-delà de ses espérances. Plus qu'un spectacle, ce
fut, pour 50 000 personnes, une catharsis, une séance de psychothérapie
collective, le fil renoué avec un passé décomposé. Quelques heures intenses,
dans un environnement surréaliste de ville dévastée, illuminée comme
l'étaient naguère les vestiges romains de Baalbek, où le célèbre festival
vit éclore le talent d'une petite chanteuse nommée Fayruz. L'émotion était
grave, loin de ces débordements hystériques qui faisaient s'évanouir les
dévots d'Oum Kalsoum, la grandiose. Oum Kalsoum était une pyramide,
islamique et nassérienne. Fayruz est arabe et chrétienne maronite, mais,
avant tout, libanaise.
Une voix touchante,
qui parle, en arabe, de l'amour, de la paix, de son pays
Haute
comme trois pommes, timide, elle a, en privé, ce feu de tous ceux qui ont
dédié leur vie à une unique passion. C'est lorsqu'elle chante qu'elle
devient monumentale. Sa voix, contrôlée par un perfectionnisme obsessionnel,
apparaît comme l'_expression d'une violence intérieure. Elle est tantôt
légère, presque enfantine, tantôt grave, presque éraillée. Une voix
touchante, qui parle, en arabe, de l'amour, de la paix, de son pays. Mais
qui chante aussi la messe en latin ou en araméen, comme tous les vendredis
saints, à l'église d'Antélias. Sur scène, Fayruz ne parle pas au public,
elle ne fait aucun geste. Statue drapée de blanc ou de noir, les poings
serrés, elle semble ne plus rien voir, ne plus rien entendre. Et chacun
croit que c'est à lui et à lui seul qu'elle s'adresse. Devenue la plus
grande artiste orientale contemporaine, elle est, pour les Libanais, un
mythe vivant. Durant toute la guerre, elle est restée chez elle, au pays des
cèdres. Passant de sa maison en zone chrétienne à son appartement de
Beyrouth-Ouest (le secteur musulman). Pendant dix-neuf ans, elle a refusé de
chanter au Liban afin de ne pas cautionner un camp, de ne pas prendre parti
dans un conflit qu'elle haïssait parce qu'il opposait des Libanais à des
Libanais.
Aujourd'hui, c'est comme la fin d'un long carême. Fayruz dit que la vie doit
reprendre et qu'à nouveau elle va pouvoir chanter n'importe où. Mais que
rien, jamais, ne sera semblable à cette nuit du 17 septembre 1994. Dès 4
heures de l'après-midi, des autocars avaient amené gratuitement, de toutes
les régions du pays, Sud, Nord, plaine de la Bekaa, une marée de
spectateurs. Son premier concert au Liban depuis la guerre devait
impérativement être un triomphe. Pour elle. Pour son amie la comédienne
Nidal Achcar, qui avait tout organisé. Pour la Solidere (Société libanaise
de reconstruction), qui avait prêté le terrain, espérant, en posant la
première pierre des travaux d'infrastructure du centre-ville quatre jours
après le concert, faire oublier l'excès de zèle de ses bulldozers et le
débat concernant l'indemnisation de 125 000 petits propriétaires des
anciennes maisons. Pour le Premier ministre, Rafic Hariri, dont l'épouse,
Nazek, parrainait ce premier festival de Beyrouth et qui a besoin de
démontrer qu'il est possible d'organiser aujourd'hui, au Liban, des
opérations qui marchent, que la guerre est finie, que les investisseurs
peuvent avoir confiance. Pour les Libanais, surtout, il était fondamental de
se retrouver côte à côte, chrétiens, Druzes, sunnites, chiites.
Ils
arrivent donc, sans bousculade. Impressionnés. Pas seulement par le
déploiement de forces de sécurité. Sagement, ils vont s'asseoir à leur
place. Et regardent la gigantesque esplanade bitumée qui fut, voilà dix-neuf
ans, le cœur de Beyrouth. «Ici, il y avait des bordels. C'était le quartier
chaud. Mon père me demandait de l'attendre lorsqu'il allait chez son
tailleur. Plus loin, près de la mosquée, il y avait un type qui vendait du
lait et des croissants. Le soir, on venait flâner...» Une femme tente de
renouer le fil de sa vie. Là où un étranger ne peut poser son regard que sur
une mer de chaises alignées dans un immense vide asphalté, elle, la gorge
nouée, voit des ruelles, des cafés, des visages, elle entend des mots, des
rires, des musiques. Puis elle ne voit plus rien, parce que ses yeux sont
brouillés de larmes. Elle tente un sourire: «Quand je pense que, pour
traverser cette place afin d'aller jusqu'au cinéma l'Empire - tiens!
celui-là, ils ne l'ont pas détruit - je prenais un taxi...»
«C'est formidable, le
renouvellement de son public ! Seuls les très grands peuvent réunir
plusieurs générations»
Trois
femmes chiites. L'une est voilée, elle est la seule qui parle français. «On
est venues parce que c'est Fayruz. Ici, c'est le centre du Liban; c'était
aussi le cœur de la guerre. Et maintenant, on est tous rassemblés, et c'est
très beau de voir cela: la guerre est finie. Moi, j'ai 20 ans, mon enfance
s'est passée sous les bombes. Ce soir sera mon premier souvenir du
centre-ville.» Les jeunes comme elle, sans attache avec l'âge d'or de
Beyrouth, sont venus nombreux. Ils constituent la majorité de l'assistance.
Joseph Chahine, producteur de Fayruz, qui a trois nouveaux CD de la
chanteuse en préparation, jubile: «C'est formidable, le renouvellement de
son public! Seuls les très grands peuvent réunir plusieurs générations.»
Pourtant, l'une d'elles semble sous-représentée: celle de la guerre. «Vous
savez, explique Chahine, les gens sont inquiets. Toute cette foule...
Plusieurs amis avaient acheté des billets et ont finalement renoncé. Voyez,
chacun repère les issues pour pouvoir s'échapper en cas de problème. Ma
femme est allée hier dans son village natal, pour brûler un cierge.»
Certains ne sont pas venus, parce qu'ils n'avaient pas le cœur à ça. Comme
Issa Goraïeb, rédacteur en chef de «l'Orient-Le Jour»: «Je ne fais aucun
reproche à Fayruz ni à ceux qui assistent à ce concert. C'est très bien. En
ce qui me concerne - c'est tout à fait personnel - je ne peux pas. Durant la
guerre, toutes les radios, de tous les bords, meublaient le temps entre les
bulletins d'informations par les plus tristes de ses chansons. Alors,
l'écouter aujourd'hui chanter au milieu des ruines, c'est trop pour moi.»
Mais il est vrai aussi qu'une inquiétude diffuse plane. L'importance de la
sécurité y est peut-être pour quelque chose. Des opposants au projet du
centre-ville, qui distribuaient des tracts appelant au boycottage du
concert, ont été arrêtés.
«Seulement pour elle»
«L'important, c'est l'organisation. Nous avons un beau pays, n'est-ce pas,
mais pas d'organisation. Ça ne se
remarquait pas, avant, à cause de la prospérité; pourtant, le désordre a
toujours existé. Alors, si ce soir on peut démontrer que le Liban est
capable d'organiser un concert gigantesque comme en
Europe ou en Amérique, ce sera un succès.» La femme opine de la
tête en écoutant le discours de son mari. Auparavant, ils possédaient deux
boutiques place des Canons (ou des Martyrs). «Mais ne parlons pas de ça, ce
soir!» Elle: «Oui, parlons d'autre chose. Des responsables, par exemple. Il
nous faudrait des dirigeants qui soient responsables! Et qu'il y ait un
minimum de sens civique dans ce pays. Pas seulement un patriotisme verbal!»
Lui: «Arrête! Tais-toi!» Inquiet, il se retourne pour voir si quelqu'un
écoute. Elle: «Tu as raison, il ne faut pas que je m'emporte. Et je ne dois
pas parler des boutiques. Mais tout de même... Et on accepte tout le monde
dans ce pays! Les Palestiniens. Et aussi les Syriens, de plus en plus
nombreux.» Lui: «Mais vas-tu te taire! Nous sommes venus pour Fayruz,
monsieur, seulement pour elle, et nous n'avons rien d'autre à ajouter.»
L'évêque de Beyrouth, Mgr Khalil Abi-Nader, ne dit pas autre chose: «Je suis
venu pour le Liban, qui renaît par la belle voix de Fayruz. Le côté
exploitation politique, le côté Solidere ne m'intéressent pas. Ce soir,
c'est le peuple qui compte. Et Beyrouth, capitale des Libanais, de tous les
Libanais. La voix de Fayruz n'est pas seulement belle; elle est la voix de
tout le peuple libanais.»
Même
si elle en a été peinée, l'artiste ne veut pas entendre parler des
polémiques qui ont précédé le concert. «La chose la plus importante,
raconte-t-elle, c'est que la guerre est terminée et que les gens vont
pouvoir se rencontrer. Cela prendra du temps, bien sûr. Il y en a qui
s'aiment, il y en a qui ne s'aiment pas. Mais quelque chose a bougé avec ce
concert. Déjà, il y a un retour à la douceur du passé. Certains de ceux qui
sont venus la connaissaient. Les autres, les jeunes en ont entendu parler.»
Peut-on reconstruire à partir d'une nostalgie? Elle affirme que l'on marche
toujours en partant de son passé. «Les choses se renouvellent, recommencent
sous d'autres formes. La vie va continuer. La ville va revivre. Toute ville
connaît des hauts et des bas avant d'arriver à la plus grande beauté. Cela
prend du temps.» Six fois au cours de son histoire millénaire, Beyrouth a
été détruite par les guerres et les cataclysmes. Pourquoi, une fois de plus,
ne se redresserait-elle pas?
«Forcer les gens à espérer»
Durant
les répétitions, un petit groupe avait réussi à franchir les barrières. «Je
n'ai pas les moyens de m'offrir le concert, alors je m'impose aujourd'hui,
claironnait une femme. Je n'ai jamais vu Fayruz en vrai!» Pourquoi
voulait-elle la voir? «Seulement pour rêver. Parce que Fayruz est un mythe,
ce qu'elle chante est un rêve, mais je sais que la réalité n'a rien à voir
avec tout cela.» Fayruz rit: «L'art aide à rêver. Et, pour réussir, il faut
rêver très fort. C'est ça, l'importance de l'art: forcer les gens à espérer,
à croire que cela devient possible. L'art, c'est comme la foi.» Fayruz
prétend qu'elle déteste la politique. Chacun son métier: il y a d'autres
gens pour la faire, qu'on ne lui demande pas, à elle, autre chose que de
chanter.
La
beauté, la douceur, la paix, l'amour, le Liban. Quand elle parle, ces mots
reviennent sans cesse, de manière presque obsessionnelle. Nationaliste, son
amour du Liban? Non, puisqu'il n'est tourné contre personne, qu'elle
voudrait le partager avec tout le monde. «Les pays sont à l'image des êtres,
dit-elle. Avec certains, le temps paraît long; avec d'autres, il est
toujours trop court. Pour moi, le Liban est seulement un pays plus magique
que les autres.» Même aujourd'hui? Blessé, à demi détruit, occupé? «Il faut
du temps, c'est comme pour la confiance: ça ne vient pas tout de suite. Le
Liban est convalescent. On n'efface pas l'Histoire avec une gomme. Ce
n'était pas un roman que nous avons vécu! Mais une réalité dure,
traumatisante. Il faut maintenant atteindre l'âme de chacun afin qu'il se
détende. Le but de la guerre était de semer la haine. Il faut l'arracher. Ce
sera long.»
Quand
l'obscurité est tombée, la foule immense avait empli l'esplanade. Des
milliers de personnes se pressaient de l'autre côté des palissades. Une nuit
étrange pouvait commencer, au beau milieu des décombres du centre-ville de
Beyrouth, juste à côté de la place des Martyrs, presque sur l'ancienne ligne
de démarcation. La lune permettait de distinguer, minuscules ombres
chinoises se découpant sur le ciel, les silhouettes de soldats armés de
kalachnikovs, postés au sommet des immeubles en ruine. L'air était lourd et
moite. Une brise poisseuse, venue de la mer, s'était levée et avait gonflé
les grandes voiles du décor, transformant la scène en vaisseau phénicien.
Quand les musiciens ont pris place et commencé à jouer, le public a retenu
son souffle. Puis Fayruz est arrivée, elle s'est plantée au milieu de la
scène, immobile et forte comme un cèdre, et elle a chanté, pour 50 000
personnes et 200 000 fantômes. |